Notons dès à présent que le texte hébreu de l’Ancien Testament ne connaît qu’un seul terme, étç, pour désigner à la fois « l’arbre » et « le bois » ; les traducteurs grecs et latins suivront fidèlement le texte hébreu, et écriront xulôn en grec, lignum en latin, ce qui signifie « bois », au sens du matériau ; alors que le Nouveau Testament parlera le plus souvent de dendron en grec, arbor en latin, ce qui se traduit proprement par « arbre ». Cette remarque est importante : en effet, c’est par le biais de ce mot « bois » que les Pères feront à travers toute la Bible des rapprochements entre l’arbre de vie de la Genèse, l’arbre de la Croix et l’arbre de vie de l’Apocalypse.
Nous savons que, selon le récit de la Genèse, l’arbre a été créé au troisième jour, avec les autres plantes, comme ornement de la terre : Dieu dit :
« Que la terre produise de la verdure, de l’herbe portant semence, des arbres fruitiers donnant, selon leur espèce, des fruits ayant en eux leur semence sur la terre ! » Il en fut ainsi. La terre produisit de la verdure, de l’herbe portant semence selon son espèce, des arbres donnant des fruits ayant en eux leur semence selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon.
Remarquons l’importance que le texte sacré donne à la semence, promesse de toute vie. Au début du Ve siècle, saint Augustin insistera beaucoup dans son enseignement sur ce qu’il appelle les « raisons séminales » ; il était loin de connaître la biologie génétique, mais il avait l’intuition que toutes les créatures ont reçu de Dieu un patrimoine propre à chaque espèce, qui fait qu’elles deviennent telles que le Créateur les a voulues dans son dessein originel. Patrimoine qui doit être respecté pour que les créatures puissent atteindre leur fin propre.
Le récit, lors de la création de l’homme au sixième jour, ajoute cette précision que les arbres, comme d’ailleurs toutes les plantes, ont été créés pour le service des êtres vivants : Dieu dit [à l’homme] : « Voici que je vous donne toute herbe portant semence à la surface de toute la terre, et tout arbre qui a en lui fruit d’arbre portant semence : cela vous servira de nourriture.
Comme en écho, le second récit de la création fait de l’homme la première des créatures vivantes et l’objet des sollicitudes divines : c’est pour lui que le Seigneur agrémente d’arbres le jardin où il le place (le « Paradis »), c’est pour lui qu’il façonne ensuite les animaux et forme la femme.
Lisons : Au temps où le Seigneur Dieu fit la terre et le ciel, il n’y avait encore sur la terre aucun arbuste des champs, et aucune herbe des champs n’avait encore poussé ; car le Seigneur Dieu n’avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n’y avait pas d’homme pour cultiver le sol. […] Le Seigneur Dieu planta un jardin en Éden, à l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait façonné. Le Seigneur Dieu fit pousser du sol toute sorte d’arbres désirables à voir et bons à manger, ainsi que l’arbre de vie au milieu du jardin, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. […] Le Seigneur Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder. Et le Seigneur Dieu donna à l’homme ce commandement : « De tous les arbres du jardin tu peux manger. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas ; car, le jour où tu en mangeras, tu mourras sûrement. »
On remarque bien ici la relation étroite qui existe entre la présence de l’homme sur terre et celle des arbres : les arbres et les autres plantes sont créés pour l’homme, et l’homme est placé dans ce jardin qu’est la création, « pour le cultiver et le garder ». L’auteur sacré exprime ainsi que le travail au sein de la création est pour l’homme une loi divine, antérieure au péché originel ; en même temps, il affirme la beauté et la bonté de la nature. Ces deux éléments subsisteront après le premier péché, même si celui-ci aura pour conséquence que le travail de l’homme deviendra pénible, au sein d’une création devenue elle-même souvent hostile.
On voit aussi apparaître ces deux arbres mystérieux — « l’arbre de vie », et « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » — qui resteront en arrière-plan de toute la Bible, pour réapparaître dans l’Apocalypse. Notre récit suppose l’homme mortel par nature : poussière tirée du sol, il ne devient un être vivant que pour autant que le Seigneur Dieu insuffle dans ses narines une haleine de vie.
- L’arbre de vie symbolise l’immortalité (privilège divin) dont l’homme jouissait dans le paradis ; la désobéissance au commandement divin le fera chasser loin de cet arbre de vie, et la mort, conséquence de cette faute, restera son destin.
- L’arbre de la connaissance du bien et du mal est lui aussi un symbole choisi pour décrire de façon concrète la transgression du commandement divin (le « premier péché ») ; il porte un nom conforme à l’effet qu’il produit : qui mange de son fruit « connaît le bien et le mal ».
Cette expression désigne une plénitude de connaissance donnant le pouvoir de discerner une chose bonne d’une chose mauvaise, et de décider ainsi des choix pratiques à effectuer dans la vie humaine ; mais, pour prendre des décisions en accord avec les normes divines qui règlent la conduite morale, l’intelligence doit puiser ses lumières à la vraie sagesse, qui est don de Dieu. Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse, l’homme qui acquiert l’intelligence ! […] C’est un arbre de vie pour qui la saisit, et qui la tient devient heureux, dira l’auteur du Livre des Proverbes. Car ce discernement entre le bien et le mal s’est opéré dans le monde divin, et l’homme doit conformer sa conduite à cette décision venue de Dieu. Mais il s’en affranchit par la désobéissance : il fait de son propre jugement la norme de ses actes. Il s’estime libre et capable de décider désormais de tout par lui-même, sans référence aux impératifs de la vie religieuse et morale imposés par Dieu, ou bien en les refusant. Il en vient à appeler bien le mal et mal le bien, selon le mot du prophète Isaïe (V, 20) ; c’est l’essence même de tout péché. D’où l’appel des prophètes : Recherchez le bien et non le mal, afin que vous viviez… Haïssez le mal et aimez le bien (Am. V, 14-15). »
Certains exégètes, aussi bien Juifs que Chrétiens, ont remarqué que, selon le texte de Gen. II, 8, l’arbre de Vie — figure de la sagesse, de la vertu ou de la piété — était situé « au milieu » du Paradis, alors que l’arbre de la Science du bien et du mal ne recevait aucune localisation. Ils en ont conclu que tous deux s’excluaient mutuellement : si l’homme, par le péché de sa désobéissance, a acquis la science du choix entre le bien et le mal, il a par cela même mis au centre du monde son libre-arbitre, en excluant la sagesse donnée par Dieu — et de fait, Ève dit au serpent que l’arbre de la Science du bien et du mal est « au milieu du jardin » (Gen. III, 3) —. Selon Philon, penseur Juif d’Alexandrie (né v. 25 av. J.-C., † en 50), « la faute consista à passer d’une vie simple et docile ordonnée par la contemplation de Dieu, à une vie tiraillée entre les contraires, dédoublée par la division en bien-mal, attirée par le monde où l’homme sait agir, croyant pouvoir se faire maître de ses choix et choisissant mal. »
Tout le travail de la Rédemption sera de ramener l’homme à sa condition originelle ; c’est pourquoi l’arbre de la Croix sera le nouvel arbre de Vie, le nouveau centre du monde. Et nous verrons l’Apocalypse nous présenter à la fin des temps, dans la Jérusalem céleste, un unique « arbre de Vie », mystérieusement enraciné de part et d’autre du « fleuve d’eau de la Vie », signe du retour de l’homme à l’unité, son libre-arbitre parfaitement soumis à la Sagesse divine, par la grâce du baptême régnant en plénitude dans l’âme.
Mais reprenons le récit de la chute, au centre duquel se trouve donc l’arbre de la connaissance du bien et du mal — comme l’ont représenté tant d’artistes —, parmi tous « les arbres du jardin » :
Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que le Seigneur Dieu avait faits. Il dit à la femme : « Alors, Dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? » La femme répondit au serpent : « Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez pas, sous peine de mort. » Le serpent répliqua à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. » La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea. Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes. Ils entendirent le pas du Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour, et l’homme et sa femme se cachèrent devant le Seigneur Dieu parmi les arbres du jardin.
Après une enquête en règle, Dieu prononce le châtiment du serpent et celui de la femme ; puis Il dit à l’homme : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! Dans la peine tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. » Et le récit se conclut ainsi : Dieu dit : Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, pour connaître le bien et le mal ! Qu’il n’étende pas maintenant la main, ne cueille aussi de l’arbre de vie, n’en mange et ne vive pour toujours ! Et le Seigneur Dieu le renvoya du jardin d’Éden pour cultiver le sol d’où il avait été tiré. Il bannit l’homme et il posta devant le jardin d’Éden les chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l’arbre de vie.
Ainsi, l’arbre a été l’instrument central de la chute de l’homme ; et par lui-même, l’homme déchu n’a pas le pouvoir de se libérer du péché. Mais Dieu, dans sa providence miséricordieuse, voudra utiliser pour racheter l’homme l’instrument même de sa chute : il y aura, bien des siècles plus tard, un nouvel Adam, le Christ, et un nouvel arbre de vie, la Croix…
Cependant, un si grand mystère — l’Incarnation rédemptrice — devait être préparé progressivement : c’est pourquoi, tout au long de l’histoire du salut, le Seigneur établira des préfigurations de la Rédemption par la Croix, c’est-à-dire des événements qui en seront mystérieusement la figure, des annonces qui trouveront leur pleine réalisation dans le mystère pascal.
Ainsi, dès le Déluge, on retrouve le bois, devenu dès lors instrument de salut : Dieu dit à Noé :
« Fais-toi une arche en bois équarri. Tu disposeras l’arche en cellules, et tu l’enduiras de bitume à l’intérieur et à l’extérieur. Voici comment tu la feras : trois cents coudées pour la longueur de l’arche, cinquante coudées pour sa largeur, trente coudées pour sa hauteur. »
Cela représente une fameuse péniche ! 135 m de long, 22 m 50 de large et 13 m 50 de haut : on comprend qu’il ait fallu un siècle à Noé pour la construire… Quant au « bois équarri », on ne sait pas trop bien de quoi il s’agit : les commentateurs Juifs y voyaient du cèdre, le bois de construction par excellence, les Grecs un certain « bois imputrescible », les Latins un « bois allégé ».
L’auteur du livre de la Sagesse tirera la leçon de cette aventure de l’arche de Noé : Lorsqu’à cause de [l’homme pécheur] la terre fut submergée, c’est la Sagesse encore qui la sauva, en pilotant le juste à l’aide d’un bois sans valeur. Et plus loin, faisant le procès de l’idolâtrie et de ses statues de bois, il compare l’arche de Noé, « bois par lequel advient la justice » à l’audace des navigateurs : Tel autre qui prend la mer pour traverser les flots farouches invoque à grands cris un bois plus fragile que le bateau qui le porte. — En effet, à la proue ou à la poupe des navires était placée l’effigie d’une divinité protectrice de la navigation : on l’invoquait avant le départ et dans les tempêtes. — Mais [ce bateau], continue l’auteur, c’est ta Providence, ô Père, qui le pilote, […] ; c’est pourquoi les hommes confient leur vie même à un bois minuscule, traversent les vagues sur un radeau et demeurent sains et saufs. Et de fait, aux origines, tandis que périssaient les géants orgueilleux, l’espoir du monde se réfugia sur un radeau et, piloté par ta main, laissa aux siècles futurs le germe d’une génération nouvelle. Et l’auteur en tire une sentence qui, mieux encore qu’à l’arche de Noé, s’appliquera à la Croix : Car il est béni, le bois par lequel advient la justice !
Bien des siècles plus tard, l’histoire du peuple d’Israël, première étape de l’histoire même du salut, va commencer sous un arbre : sous le chêne de Mambré, lors de la mystérieuse apparition divine — un homme ? trois Anges ? — à Abraham :
Le Seigneur lui apparut au Chêne de Mambré, tandis qu’il était assis à l’entrée de la tente, au plus chaud du jour. Ayant levé les yeux, voilà qu’il vit trois hommes qui se tenaient debout près de lui ; dès qu’il les vit, il courut de l’entrée de la Tente à leur rencontre et se prosterna à terre. Il dit : « Monseigneur, je t’en prie, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, veuille ne pas passer près de ton serviteur sans t’arrêter. Qu’on apporte un peu d’eau, vous vous laverez les pieds et vous vous étendrez sous l’arbre. » […] Il prit du caillé, du lait, le veau qu’il avait apprêté et plaça le tout devant eux ; il se tenait debout près d’eux, sous l’arbre, et ils mangèrent. Ils lui demandèrent : « Où est Sara, ta femme ? » Il répondit : « Elle est dans la tente. » L’hôte dit : « Je reviendrai vers toi l’an prochain ; alors, ta femme Sara aura un fils. »
Le chêne est abondant dans les pays bibliques. Arbre solide et puissant, souvent isolé, et à ce titre point de repère, la fraîcheur de son ombre est volontiers recherchée. Le chêne est donc synonyme de repos, et sa longévité fait qu’il symbolise en même temps le repos éternel, la mort : les patriarches d’Israël ont souvent voulu être enterrés sous son ombre ; et nous avons en mémoire les vers de La Fontaine : « Celui de qui la tête au ciel était voisine, / Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts. »
Mais Dieu va soumettre peu après Abraham à une terrible épreuve : Il va lui demander de lui sacrifier son fils unique. Et nous retrouvons dans ce passage, l’un des plus émouvants de la Bible, la présence du bois :
Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, que tu chéris, Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya, et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai. » […] Abraham prit le bois de l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac, lui-même prit en mains le feu et le couteau et ils s’en allèrent tous deux ensemble. Isaac s’adressa à son père Abraham et dit : « Mon père ! » Il répondit : « Oui, mon fils ! - Eh bien, reprit-il, voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » Abraham répondit : « C’est Dieu qui pourvoira à l’agneau pour l’holocauste, mon fils » ; et ils s’en allèrent tous deux ensemble. Quand ils furent arrivés à l’endroit que Dieu lui avait indiqué, Abraham y éleva l’autel et disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, pardessus le bois. Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils. Mais l’Ange du Seigneur l’appela du ciel et dit : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! » L’Ange dit : « N’étends pas la main contre l’enfant ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique ». Abraham leva les yeux et vit un bélier, qui s’était pris par les cornes dans un hallier, et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils.
Ce texte nous met en présence d’une des figures les plus extraordinaires de la Passion du Christ : en effet, de même qu’Isaac a gravi la montagne en portant le bois de l’holocauste, Jésus a porté le bois de sa croix pour monter au Calvaire. Quant au bélier, pris aux cornes dans un buisson, c’est aussi une figure du Christ, l’Agneau de Dieu, couronné d’épines. Car Dieu, lui, n’a pas épargné son Fils, et il l’a immolé pour notre salut. L’Épitre aux Hébreux, tout en présentant Abraham comme un modèle d’obéissance et de foi en Dieu, soulignera le caractère figuratif de cet événement.
Le livre de l’Exode — et lui seul — parle beaucoup d’un autre bois très important : le « bois de setim », un bois imputrescible. Il s’agit de l’acacia ; non pas le robinier, si courant chez nous depuis qu’en l’an 1600 Robin, jardinier du Roi, sema des graines importées d’Amérique, mais l’acacia vrai, qui est une variété de mimosa.
C’est avec ce bois que devra être construit tout le mobilier sacré du tabernacle, cette Tente qui servira de Temple aux Hébreux, au cours de leur séjour dans le désert et jusqu’à la construction par Salomon du Temple de Jérusalem, soit durant trois siècles (de 1250 à 950 av. J.-C. environ). Cet acacia sera ainsi le matériau de l’arche d’Alliance, de la charpente et des colonnes de la tente, de l’autel des sacrifices, de l’autel de l’encens, etc.
Vers l’an 400, Saint Jérôme, qui vivait alors à Bethléem, décrit ainsi l’acacia : « Il y a dans le désert une espèce d’arbres, semblable à l’aubépine par la couleur et par les feuilles, mais non par la taille. Ce sont en effet de si grands arbres qu’on en scie des planches d’une très grande largeur, dont le bois est très résistant, et en même temps d’une légèreté et d’une beauté incroyables ; à tel point que les plus riches et les plus soigneux en confectionnent des vis de pressoirs. Ces bois ne se trouvent, ni dans les lieux cultivés, ni sur le sol romain, mais seulement dans les solitudes de l’Arabie. »
Le bois avait un autre rôle fondamental dans le culte juif, dans cette relation privilégiée que les israélites avaient alors avec Dieu : c’était en tant que combustible pour l’accomplissement des sacrifices ; et notamment dans ce sacrifice éminent qu’était l’holocauste, dans lequel la victime devait être brûlée tout entière, en signe de consécration, de don total à Dieu. Nous l’avons vu déjà à propos du sacrifice d’Isaac ; mais le livre du Lévitique décrit en détail ce rituel du culte. Et deux fois dans la Bible, on rencontrera le miracle du bois mouillé qui s’enflamme tout seul sur l’autel, prouvant que Dieu est avec les siens.
- La première fois, c’est lors de la grande sécheresse qui sévit sous le roi Achab (869-850), lorsqu’Élie défia les quatre cent cinquante prophètes de l’idole de Baal : il fit préparer sur le mont Carmel deux autels, l’un pour Baal, l’autre pour le Dieu d’Israël ; puis il dit : « Donnez-nous deux jeunes taureaux ; qu’ils en choisissent un pour eux, qu’ils le dépècent et le placent sur le bois, mais qu’ils n’y mettent pas le feu. Moi, je préparerai l’autre taureau et je n’y mettrai pas le feu. Vous invoquerez le nom de votre dieu et moi, j’invoquerai le nom du Seigneur : le dieu qui répondra par le feu, c’est lui qui est Dieu. » Après toute une scène mélodramatique, alors que les prophètes invoquent Baal en vain, et qu’Élie se moque d’eux, Élie dit à tout le peuple : « Approchez-vous de moi » ; et tout le peuple s’approcha de lui. Il répara l’autel du Seigneur qui avait été démoli. […] Il fit un canal d’une contenance de deux boisseaux de semence autour de l’autel. Il disposa le bois, dépeça le taureau et le plaça sur le bois. Puis il dit : « Emplissez quatre jarres d’eau et versez-les sur l’holocauste et sur le bois », et ils firent ainsi ; il dit : « Doublez », et ils doublèrent ; il dit : « Triplez », et ils triplèrent. L’eau se répandit autour de l’autel et même le canal fut rempli d’eau. À l’heure où l’on présente l’offrande, Élie le prophète s’approcha et dit : « Seigneur, Dieu d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, qu’on sache aujourd’hui que tu es Dieu en Israël, que je suis ton serviteur et que c’est par ton ordre que j’ai accompli toutes ces choses. Réponds-moi, Seigneur, réponds-moi, pour que ce peuple sache que c’est toi, Seigneur, qui es Dieu et qui convertis leur cœur ! » Et le feu du Seigneur tomba et dévora l’holocauste et le bois, et il absorba l’eau qui était dans le canal. Tout le peuple le vit ; les gens tombèrent la face contre terre et dirent : « C’est le Seigneur qui est Dieu ! »
- Un épisode analogue se situe lors du retour de l’Exil, après la restauration du Temple en 515 (au temps de Néhémie).
La sortie d’Égypte, la délivrance du peuple d’Israël réduit en esclavage, les quarante ans de l’Exode à travers le désert du Sinaï, ont constitué l’un des grands événements sauveurs par lesquels le Seigneur a préparé le salut définitif des hommes par Jésus-Christ.
Et c’est au cours de l’Exode que Moïse a reçu la Loi divine, le Décalogue. Le Seigneur avait voulu que les Israélites gardent à jamais le souvenir de ces événements : chaque année, la fête des Tentes, ou des Huttes, en septembre ou octobre, devait rappeler les quarante ans passés dans la nature sauvage, au cœur du désert, dans l’intimité de Dieu.
Voici en quels termes fut instituée cette fête : Le quinzième jour du septième mois, lorsque vous aurez récolté les produits du pays, vous célébrerez la fête du Seigneur pendant sept jours. Le premier et le huitième jour il y aura jour de repos. Le premier jour vous prendrez des fruits de beaux arbres, des branches de palmier, des rameaux d’arbres touffus et de saule de torrent, et vous vous réjouirez pendant sept jours en présence du Seigneur votre Dieu. […] Tous les citoyens d’Israël habiteront sous des huttes, afin que vos descendants sachent que j’ai fait habiter sous des huttes les Israélites quand je les ai fait sortir du pays d’Égypte.
Les arbres sont ici le symbole du bonheur qu’il y a à vivre en présence de Dieu, bonheur dont le séjour au désert demeure la réalisation exemplaire. Mais à l’opposé, lorsque les Israélites oublieront leur Dieu, leur Sauveur, ils retrouveront les conditions d’Adam et Ève après le premier péché : oui, si le peuple de Dieu l’oublie pour se tourner vers les idoles, pour adorer les faux dieux, la nature se retournera contre lui. N’est-ce pas ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux ? Mais lisons la menace que profère le Seigneur au livre du Deutéronome :
Si tu n’obéis pas à la voix du Seigneur ton Dieu, ne gardant pas ses commandements et ses lois que je te prescris aujourd’hui. […] Tu jetteras aux champs beaucoup de semence pour récolter peu, car la sauterelle la pillera. Tu planteras et travailleras ta vigne pour ne pas boire de vin ni rien recueillir, car le ver la dévorera. Tu auras des oliviers sur tout ton territoire, pour ne pas t’oindre d’huile, car tes oliviers seront abattus. […] De tous tes arbres et de tous les fruits de ton sol l’insecte fera sa proie.
Moissons, vignes et oliviers : voilà trois des principales richesses de la terre, que le Psalmiste décrit ainsi : Tu fais croître l’herbe pour le bétail, et les plantes à l’usage des humains ; pour qu’ils tirent le pain de la terre, et le vin qui réjouit le cœur de l’homme ; pour que l’huile fasse luire les visages, et que le pain fortifie le cœur de l’homme. Les arbres du Seigneur se rassasient, les cèdres du Liban qu’il a plantés. Notons que ce sont ces trois produits de la terre qui fournissent la matière des sacrements de l’Église.
Je ne résisterai pas au plaisir de vous citer au passage le célèbre « apologue des arbres » qui figure au livre des Juges, et qui est l’une des plus anciennes poésies hébraïques. Elle illustre l’orgueil et la tyrannie que les méchants ambitieux font — aujourd’hui comme hier — régner sur ceux qui n’ont d’autre souci que de vivre en paix et de rendre heureux leurs semblables.
Un jour les arbres se mirent en chemin pour oindre un roi qui régnerait sur eux. Ils dirent à l’olivier : « Sois notre roi ! » L’olivier leur répondit : « Faudra-t-il que je renonce à mon huile, qui rend honneur aux dieux et aux hommes, pour aller me balancer au-dessus des arbres ? » Alors les arbres dirent au figuier : « Viens, toi, sois notre roi ! » Le figuier leur répondit : « Faudra-t-il que je renonce à ma douceur et à mon excellent fruit, pour aller me balancer au-dessus des arbres ? » Les arbres dirent alors à la vigne : « Viens, toi, sois notre roi ! » La vigne leur répondit : « Faudra-t-il que je renonce à mon vin, qui réjouit les dieux et les hommes, pour aller me balancer au-dessus des arbres ? » Tous les arbres dirent alors au buisson d’épines : « Viens, toi, sois notre roi ! » Et le buisson d’épines répondit aux arbres : « Si c’est de bonne foi que vous m’oignez pour régner sur vous, venez vous abriter sous mon ombre. Sinon un feu sortira du buisson d’épines et il dévorera les cèdres du Liban ! »
Saint Jérôme, s’appuyant sur un oracle du prophète Aggée, a une belle interprétation de ce passage : Les arbres infructueux, dit-il, qui ne se soucient pas de construire un temple au Seigneur, se cherchent un roi. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit, figurés par la vigne, le figuier et l’olivier, refusent de régner sur eux par leur parole, leurs dons et leur suavité. Les arbres s’en vont donc chercher le démon, figuré par le buisson d’épines, pour en faire leur roi, et ainsi, ils n’auront point de part dans l’Église (figurée par le grenadier, mentionné par Aggée, mais absent de l’apologue).
Nous voici à présent parvenus vers 950 av. J.-C., à l’époque de la construction du Temple de Jérusalem, préparée par le roi David, et réalisée par son fils Salomon. Pour ses nombreux éléments en bois, Salomon s’adressa à Hiram, roi de Tyr et de Sidon en Phénicie (c’est l’actuel Liban), afin qu’il lui fournit la matière première nécessaire :
« Ordonne que l’on me coupe des arbres du Liban ; mes serviteurs seront avec tes serviteurs et je te payerai la location de tes serviteurs selon tout ce que tu me fixeras. Tu sais en effet qu’il n’y a personne chez nous qui soit habile à abattre les arbres comme les Sidoniens. » Lorsque Hiram entendit les paroles de Salomon, il éprouva une grande joie et dit : […] « J’ai reçu ton message. Pour moi, je satisferai tout ton désir en bois de cèdre et en bois de cyprès. Mes serviteurs les descendront du Liban à la mer, et moi j’en formerai des trains de bois [qui iront] par mer jusqu’au lieu que tu me manderas ; là, je les disjoindrai, et toi, tu les enlèveras. De ton côté, tu assureras selon mon désir l’approvisionnement de ma maison. » […] Le roi Salomon leva des hommes de corvée dans tout Israël ; il y eut trente mille hommes de corvée. Il les envoya au Liban, dix mille par mois, à tour de rôle : ils étaient un mois au Liban et deux mois à la maison.
Ce récit nous donne une idée de la manière dont on accomplissait ces grands chantiers dans l’Antiquité : il nous est difficile aujourd’hui d’imaginer le travail qu’a pu représenter le transport de centaines de grumes de plusieurs tonnes, depuis les monts du Liban jusqu’à Jérusalem, avec flottage par mer !
Le cèdre du Liban fut en effet le bois principal du Temple de Salomon : hormis le parquet de cyprès, tout l’intérieur était revêtu de cèdre : poutres, plafond à caissons, lambris sur toute la hauteur des murs ; les portes étaient d’olivier sauvage et de cyprès, le tout sculpté et doré : avec l’or et la pierre, le bois était considéré comme le matériau le plus beau et le plus noble. Dans le sanctuaire, le « Saint des Saints », aux cloisons de cèdre, se trouve un autel de cèdre doré, ainsi que deux chérubins de 5 m de haut en bois d’olivier sauvage doré ; c’est là que reposera l’arche d’alliance, en présence de Dieu. Enfin, les murs de la cour intérieure sont constituées d’assises de pierre de taille consolidées tous les trois rangs par un chaînage de madriers de cèdre. Salomon édifia aussi son palais, qui comprenait « la maison de la Forêt du Liban » : le bâtiment tirait son nom d’une grande salle dont le plafond, en poutres et planches de cèdre, reposait sur quarante-cinq colonnes de cèdres du Liban. Le Vestibule du trône était lui aussi entièrement lambrissé de cèdre. L’ensemble du palais était construit selon la même technique que nous avons rencontrée pour le Temple, associant la pierre taillée et les madriers de cèdre.
Le cèdre faisait la célébrité du Liban, qui exportait de grandes quantités de son bois dans l’Antiquité, à tel point qu’il est devenu très rare dans les forêts de ce pays. En effet, la durabilité de ce bois faisait qu’on l’appréciait beaucoup pour la construction, y compris la construction navale. Ce bois dense à grain fin était aussi utilisé en sculpture. Le cèdre est aujourd’hui cantonné en Syrie et surtout en Turquie, où il pousse à plus de 1 000 mètres d’altitude. On en a fait de tout temps un arbre d’ornement, très prisé dans les parcs pour la beauté de son port et sa longévité.
La Sainte Écriture en a fait une image privilégiée des réalités élevées et précieuses : Le juste poussera comme le palmier, il grandira comme le cèdre du Liban, dit un psaume. Mais aussi, en mauvaise part, le texte sacré voit dans le cèdre la figure de l’orgueil des grands de ce monde. Ainsi, le Psaume XXVIIIe dit : Voix du Seigneur brisant les cèdres : et le Seigneur brisera les cèdres du Liban. Vers 540, Cassiodore, fondateur d’un monastère en Calabre, commente ainsi ce verset : “Ici commence à luire l’Esprit de force, qui brise l’orgueil confiant en lui-même, et qui élève l’humilité appuyée avec assurance sur la bonté de Dieu. Par « cèdres », nous devons comprendre l’orgueil, lui qui s’élève dans les hauteurs en imitant la cime élevée de cet arbre ; et surtout, c’est un bois qui demeure inutile tant qu’il n’est pas coupé. Car aucun cèdre ne peut produire de fruits utiles tant qu’il demeure sur ses propres racines, non plus que cette superbe détestable qui a introduit le péché dans le monde. La voix du Seigneur brise cet orgueil lorsqu’elle dit : Dieu résiste aux orgueilleux, mais aux humbles il donne la grâce .”